Après un premier voyage initiatique qui lui révéla le Maroc en 1968, suivi de nombreux séjours qui lui firent découvrir les splendeurs de ce pays, Serge Lutens décide en 1974 d’y acquérir une maison. A distance de la France, peut-être pourra-t-il s’y reconstruire ? Il faut dire qu’à cette époque, le Directeur artistique de la beauté Dior traverse une période personnelle assez sombre. Longtemps présenté comme l’homme à qui l’on confie des « cartes blanches », et malgré le succès que ses créations de maquillage et campagnes publicitaires rencontrent, Serge sent bien que rien n’est acquis : chaque image qu’il propose, chaque apparition de sa femme blanche, provoque des luttes incessantes entre les partisans de la rupture avec les formes conventionnelles de la beauté et ceux qui souhaiteraient au contraire rassurer la clientèle de la Maison. L’homme du Nord sait malgré tout imposer ses choix mais le paye cher !
C’est dans un état dépressif qu’il arrive donc à Marrakech, sa ville de hasard puis de coeur. Pendant ce séjour, je visitais un nombre de maisons que je ne peux retenir aujourd’hui. Probablement de l’ordre de trois ou quatre par jour et ceci pendant un mois. C’est seulement trois jours avant mon départ que la main d’un vieil homme accrocha mon bras. En le tirant, il me dit : « Viens, je sais ce que tu cherches ».
Le vieillard ne s’était pas trompé : Serge Lutens est ébloui. La ruine située en plein cœur de la Médina a un charme fou. Des serpents nichent dans le cyprès trônant au centre du patio. Tout est à l’abandon mais Serge ne semble pas s’en effrayer et entreprend sa reconstruction. La sienne et celle de la maison confondus. Leur sort est désormais lié.
Afin de s’y installer, Lutens s’attelle immédiatement aux travaux. Les coups de pioches, de marteaux, de burins martellent désormais son quotidien, mais loin de l’affecter, ces bruits le réjouissent car ils témoignent de l’avancée du chantier. Par une somme de documentation fabuleuse assemblée avec patience, Serge Lutens a en effet décidé de reprendre partie après partie, ce qui s’attache au Maghreb médiéval mais aussi au Maroc colonial du XXème siècle ; Avec le savoir-faire des maâlems, les maîtres artisans, recrutés à Marrakech, Meknès ou Fès, Le Français invente bientôt un passé encore plus vrai que l’originel. Des puits, des silos, des galeries sur des centaines de mètres sont exhumés. Jusque 500 artisans travaillent sur le site. La maison est un véritable labyrinthe où paradoxalement Lutens se sent de moins en moins chez lui. Le roman de pierre, de chaux et de bois qu’il est train d’écrire au sein de la vieille ville de Marrakech le chasse progressivement. Idéale, la maison n’est plus faite pour lui mais a pris possession de son être, l’a rendu esclave. Elle l’habite, le hante. Pour elle, rien de trop beau. Une fois les veines du bois de la maison pénétrées de ses obsessions, Serge Lutens en dessine chaque pièce, chaque meuble. Ses dessins sont transmis aux artisans de la ville et il n’est pas rare que des années après, l’on trouve encore dans le souk, des copies des pièces qu’il a imaginées.
Les années s’écoulant, une vingtaine de petits riads (comme les nomment les Européens) sont acquis. Comme un organisme vivant, la maison de Lutens s’étend aujourd’hui sur plus de 5000 mètres carrés. Dans l’attente de l’impossible, Serge Lutens n’a de cesse de l’affirmer. Plus le défaut recule, plus il s’acharne à en chercher d’autres. L’odeur du lieu est imprégnée du cèdre émanant des plafonds sculptés, des senteurs de jasmin embaumant les patios ou de l’ambiance plus mystique provenant du papier des livres anciens de la bibliothèque. Le parfum d’une vie !
Pendant des décennies, Serge Lutens exilé dans un parfait contraire de cette entité - un refuge situé à une dizaine de kilomètres de la ville - a tenu au secret sa maison de la médina. Hormis les Marocains, nulle personne de son entourage n’y avait accès, renforçant malgré lui, son caractère mythique. Il se racontait dans les taxis de la ville ou chez les marchands du souks qu’un homme avait construit à Marrakech, dans la médina « la plus belle maison du monde »...
Jusqu’à ce que Serge Lutens décide un jour d’entrouvrir les portes de cette demeure et que l’on découvre que la réalité dépassait le rêve...
1°) Serge Lutens, je ne sais s’il faut vous demander pour quelle raison avoir gardé cette maison loin des regards pendant des années, ou si au contraire, il faut vous questionner sur les raisons qui vous ont poussé à en faire aujourd’hui une Fondation et accepter de l’ouvrir aux visites (puisque la Maison se visite aujourd’hui dans le cadre d’un partenariat exclusif avec l’hôtel du Royal Mansour) ?
(06 :05) On me l’a proposé, c’est tout. Ça a été proposé, moi je n’aurais jamais bougé. Ce serait resté, elle serait restée fermée, sûrement en me disant : « c’est pas parfait, je peux pas l’ouvrir. C’est pas bien, ça ne suffit pas, c’est pas ça. » Vous savez, il y a toujours aussi une chose, c’est que, c’est l’enfance. Moi je suis né dans une période, je suis né en 1942, donc aux environs des lois sur l’adultère de Vichy. Je suis fils naturel, au départ, mon père me reconnait 3 ans après, mais au départ, je suis né de père inconnu, disons. Et donc c’est une histoire, quelque part si vous voulez, j’ai été marqué par la culpabilité de ma mère, quelque part. La faute. La faute. Et cette faute, je dois à la fois la prolonger, donc je suis une faute vivante, et donc incarnée, je suis la faute incarnée, et la réparer. J’ai l’impression que les deux se tricotent. Je le dirais comme ça, parce que si vous voulez, c’est un point à l’envers, un point à l’endroit. C’est le point de mousse, je crois, je ne sais pas comment c’est, comment on appelle ce point en tricot. (07 :23) Voilà, c’est ça. C’est quelque chose comme ça. C’est-à-dire qu’en fait, si vous voulez, tout ça, c’est cette perfection, cette beauté, parce que c’est de la beauté : j’ai travaillé avec des artisans, j’ai rencontré des gens merveilleux, c’est eux qui m’ont appris aussi. Je leur ai montré des choses, des livres, des choses que j’ai été chercher à la bibliothèque nationale, des recherches… des choses… Je voulais le mieux, le plus beau. Je suis toujours quelqu’un qui à la fois, répare et saccage. J’ai l’impression que c’est le principe, chez moi. Vous savez, il y a cet artiste qui s’appelle Raynaud, qui a fait une maison, et d’abord il a dit : « il fallait que je me débarrasse de ma vie avant de commencer cette maison. » Il a divorcé. Il avait des enfants, ils les a quittés, il a quitté sa femme, il a divorcé, il a coupé… coupé sa vie. Il a fait une maison, cette maison avec des petites céramiques de métro, du métro de Paris à l’époque, des métros blancs, donc il n’y avait aucune couleur, c’était d’ailleurs beaucoup plus beau, et beaucoup plus joli, beaucoup plus gai, je dirais que ces couleurs affreuses qu’on fout tout le temps dans les sous-sols. Il en a fait une espèce de bunker, de bunker. C’est-à-dire, de refuge… c’était un refus du monde idéal. Une peur du monde idéal. (08 :47) Et donc il a fermé cet endroit, il a mis des barbelés. Il avait même mis un mirador. Il donnait tellement son intention ! Il a poussé cette maison à l’extrême de la solitude. Après, il l’a arrangée. C’est-à-dire qu’il a mis des textiles superbes, des plantes qui ne demandaient aucune lumière, parce que cette maison était complètement fermée, il y avait des meurtrières. La maison marocaine me plaît, parce qu’elle est ouverte de l’intérieur et fermée de l’extérieur. Elle est, je dirais à l’extérieur, modeste. Même si elle est immensément luxueuse, elle est modeste. On ne voit pas de différence. Elle est dans un tissu social. Encore, je suis toujours dans le tricot, vous voyez. Et l’ouvrir, c’était pas ça. Il fallait qu’elle soit belle. Il fallait qu’elle soit très belle. Mais en fait, si on ne m’avait pas proposé de l’ouvrir, je ne l’aurais jamais ouverte vu qu’elle n’aurait jamais été assez belle. Ça n’existe pas la beauté. C’est une recherche. C’est une religion presque, je dirais. C’est quelque chose, c’est une ascèse. On est dedans. Et vous savez ce qu’a fait Raynaud après avoir construit cette maison ? Il l’a démolie, entièrement, au marteau, au bulldozer. Il l’a fait démolir et il a mis dans des petits seaux d’aluminium toutes les ruines, qu’il a exposées à Venise. C’était incroyable. C’est quelque chose d’extraordinaire, mais je comprends très bien cette démarche. Il est allé jusqu’au bout de quelque chose. Et quand une chose arrive enfin, on n’a plus rien à dire sur elle. Il faut recommencer autrement et autre chose. C’est le système de la vie. C’est à dire, de la mort et de la vie.
2°) Vous avez jadis expliqué que cette maison, c’était « la faute en réparation ». Que vouliez-vous dire par là ?
(10 :41) Je me suis expliqué, si vous voulez, dans le premier temps, c’est-à-dire, la faute en réparation, c’est à dire cette faute qui n’est pas la mienne, d’ailleurs j’ai appris cette histoire très tard, vous savez je ne le savais pas enfant, bien que j’ai été séparé de ma mère par cette loi, quelque part, si vous voulez. C’est-à-dire que je savais… Je ne comprenais pas pourquoi j’étais toujours transporté d’une famille à l’autre, qu’on venait me voir vite, qu’on passait en cachette. C’est des tout petits événements, c’est pas triste. C’est quelque chose qui est arrivé dans une vie. Chacun a son histoire, chacun a sa vie. Chacun a quelque chose à vivre. Cette faute, c’est à la fois l’amour, c’est une faute que j’ai réparée. Ma colère est très grande, je suis un homme en colère. On ne crée pas sans colère. Ça n’existe pas. On ne crée pas avec des violons. Non. On s’endort.
3°) L’on comprend à un moment que la maison cesse d’en être une pour devenir une espèce d’être vivant auquel vous êtes le seul à avoir accès. Un peu comme vos femmes blanches qui ont peuplé les campagnes publicitaires de Dior, Shiseido... Comment le vivez-vous et quel rapport entretenez-vous avec elle ?
(11 :59) Le rapport avec la beauté, mais c’est toujours la même chose. Je vais vous redire la même chose pendant tout l’interview, pour finir. Je vais toujours parler de cette faute, si vous voulez. Je crois qu’il faut toujours retourner à l’origine. Tout se passe avant sept ans. Les sept années, c’est l’âge de raison. Tout se prépare là. Tout ce que nous sommes. Pas moi, tout le monde. Vous, tout le monde. C’est-à-dire, tout ce qui se prépare. C’est ça, c’est-à-dire tout est là. En dehors de ça, il n’a rien. C’est ces sept années qui vont faire de vous cet adulte, ce monstre, cet amoureux, cet homme perdu, ce suicidaire, ce funambule de la vie, ce danseur étoile, je sais pas. Tout est intéressant. Mais on peut attribuer les choses qu’à l’enfance, si vous voulez. Quelques-uns échappent à ce destin et rentrent dans une société tout à fait convenue. J’ai vu dernièrement un petit film sur Nureyev, cet enfant qui vient vraiment de la plus basse misère de la Russie communiste, à l’époque terrible, et qui arrive… moi je l’ai vu danser au Louvre, dans la cour du Louvre, Nureyev, c’était une merveille. Il avait des ailes dans les pieds, il avait des ailes dans les jambes. Il avait tellement appris du féminin, vous savez, la création, chez un garçon, c’est féminin. La création, chez une fille, c’est masculin. En quoi Dieu, donne à ce moment-là, Dieu est féminin. Voilà, il donne le féminin. Il s’incarne par le féminin. C’est ce que je veux dire.
4°) De nombreux magazines ont consacré des articles à votre maison, qui est souvent évoquée comme une œuvre à part entière, une œuvre majeure. Qu’en pensez-vous ?
(13 :50) Je n’aime pas utiliser les mots « œuvres » et tout ça, parce que j’ai l’impression d’être un manœuvre, justement. Je dirais, c’est une œuvre dans le sens, si vous voulez, l’appeler comme ça bien sûr, j’ai rencontré des artisans et je leur ai donné quelque chose et ils m’ont apporté beaucoup. On ne fait pas quelque chose seul. C’est tout un ensemble de choses, c’est une machine qui se met en route, si vous voulez. C’est une machine.
5°) Nombreuses sont les personnes à se demander ce que cette Fondation deviendra après vous ? Y avez-vous songé ?
(14 :30) Non. Parce que je m’en fous. Parce qu’au fond, après moi, ça s’arrête. Point. La fin du monde, c’est avec moi. Point. Le début de monde, c’est avec moi, et c’est pareil pour tout le monde. Après, ce que les choses deviennent, ma foi… On est heureux de les quitter, aussi, mais on est triste à la fois. C’est-à-dire, il se passera des choses. Mais les choses se perpétuent. C’est-à-dire qu’en fait, si vous voulez, ce qui a été fait se perpétue par d’autres. Une caresse. Un sourire. Une démarche, un geste. Tout ça, c’est une perpétuité. Encore une fois, ça se tricote, si vous voulez. C’est comme une danse. On apprend des pas et ils sont dansés par d’autres. Ou on invente. Mais c’est dansé par tout le monde. Mais on ne sait pas ce qui va se passer. Puis le futur ne m’intéresse pas. L’après, je ne sais pas ce que c’est. Puis de toute façon, ce n’est pas le propos, si vous voulez. De toute façon, ce serait une grimace. Ce serait une grimace, parce que je n’y appartiendrais plus. Ce serait une grimace. Comme un écrivain, on lui fera faire cette grimace, ou cette grimace, ou cette grimace. Je ne vais pas voltairiser, si vous voulez, vous voyez ce que je veux dire. C’est ça, ça devient des espèces d’entités, de monstres. L’homme n’existe plus. Il a laissé quelque chose qui sera grimacé, obligatoirement. Ce n’est pas mon propos. C’est pas mon propos. Je fais ça, parce que c’était nécessaire. Ce qui se passera, j’ai beaucoup de projets, mais en fait, ça veut dire beaucoup, c’est trop. Justement, il n’en faudrait qu’un. C’est ça mon problème. Faire une fondation, si vous voulez, c’est intervenir, quelque part. Être généreux, c’est difficile. Par où commence la générosité, sans qu’elle soit coloniale, si vous voulez, sans qu’elle ait un côté ou un aspect « colonie », à apporter des choses, elle va en tuer beaucoup, elles en ont apporté d’autres. Des choses sont intéressantes. Toujours les rencontres, même les plus terribles, sont intéressantes. Elles sont constructives.